Avez-vous des mots favoris ? Des mots que vous chérissez, qui ont pour vous une coloration singulière, et que vous glissez comme malgré vous dans tout ce que vous rédigez ?
Il est plusieurs façons, plusieurs raisons d’apprécier un mot en particulier. Ainsi, le mot « mélancolie », par exemple, peut charmer par son sens, celui d’une tristesse douce, rêveuse et sans objet. Dans une même veine, on peut affectionner le terme « bittersweet » en anglais pour la nuance qu’il permet d’introduire dans la description des affects, en dépeignant un plaisir mâtiné d’amertume. On peut dire alors qu’on apprécie ces mots en tant que signes – non pas pour ce qu’ils sont, mais pour leur signification, pour ce à quoi ils renvoient.
Cependant, les mots ne sont pas que des signes conventionnels référant à une réalité qui leur est extérieure ; chacun d’entre eux est également un assemblage particulier de lettres et de sons, qui peut être considéré pour lui-même, comme une chose. Cette double nature du mot est mise en évidence par le philosophe contemporain Jean-Paul Sartre, dans son écrit Qu’est-ce que la littérature ? dont voici un extrait (c’est nous qui soulignons la phrase centrale) :
« Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. Or, comme c’est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s’imaginer qu’ils visent à discerner le vrai ni à l’exposer. […] En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l’état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s’usent peu à peu et qu’on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres. Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers. »
Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Ainsi, lorsque l’on fait le lien entre le sens d’un mot et sa sonorité ou son aspect à l’écrit, on l’investit à la fois comme signe et comme chose. Le mot « charivari », par exemple, ne constitue-t-il pas un désordre de syllabes analogue au tintamarre auquel il renvoie ? On peut aussi penser au mot « plump », « potelé » en anglais – et à la façon qu’il a de rebondir en bouche, suggérant déjà les courbes qu’il décrit.
Le poète évoqué par Sartre semble aller encore un cran plus loin : il a cette capacité de recul, ou au contraire de très grande proximité au mot, qui lui permet de le regarder directement pour l’objet qu’il est, en faisant passer sa signification conventionnelle au second plan – car il ne s’agit pas d’ignorer purement et simplement la nature signifiante du mot, mais d’avoir avec elle un rapport plus souple, puisque n’étant pas guidée par une exigence de vérité. De cette autre manière de choisir et d’agencer les mots, dans un rapport non-instrumental au langage, peut alors émerger un sens nouveau.
Et vous, quels mots aimez-vous comme des choses et non comme des signes ? Quels poèmes cette perspective vous inspire-t-elle ?
Un article de Chloé Ackermann